Depuis Dimanche après-midi c’est le déluge. Face aux révélations de Der Spiegel sur la création d’une Superligue et la confirmation ce Lundi matin par les clubs fondateurs (ou frondeurs c’est comme on veut) de celle-ci, c’est la levée de boucliers. Les articles et déclarations pleuvent pour refuser en tout point ce projet qui va à l’encontre de tout ce pourquoi nous avons un jour taper dans un ballon, été au stade ou même allumer notre télé ou notre ordi pour regarder un match. Parmi tous ces articles, je suis tombé ce matin en me connectant sur mon profil Facebook sur ce post de mon ancien camarade de fac Vivien. J’ai trouvé son récit et sa démonstration plus que limpide sur son amour pour le foot et pourquoi cette ligue est une ignominie. Surtout il retranscrit exactement l’ADN derrière Football Campagne et c’est pour cela que j’ai eu envie de le partager avec vous. – Adrien
Souvent, quand je dis que j’aime le football, on m’objecte un « Ah ! » étonné, parfois dédaigneux et un peu méprisant… Pour mes amis pédés, c’est un mystère. Un homo qui aime le foot c’est, comme me l’a dit un ami, « une singularité ». Et pour bon nombre d’amis de gauche, c’est une adoration incompréhensible du dernier stade de la mise en spectacle de la société telle qu’il est décrit par Debord, une caution donnée à ce que le capitalisme et la marchandisation ont enfanté de plus concret et donc de pire. À l’heure pourtant où le football européen s’apprête à passer un cap dans cette boulimie capitaliste avec la création par 12 clubs anglais, espagnols et italiens d’une Super Ligue semi-fermée, j’ai eu envie de parler du foot avec lequel j’ai grandi, un football populaire, riche en affects, irréductible aux assignations nationalistes, racistes, sexistes et capitalistes qui le traversent pourtant, et porteur de possibles.
Mon premier souvenir de football, c’est vraiment un souvenir de « foot à la papa » comme on dit : une fin d’après-midi, baignée d’une lumière qui tombe doucement derrière l’horizon, des mecs qui courent sur un terrain, un ciel presque rouge. C’était peut-être le deuxième ou le troisième match de la journée, je n’en sais rien, j’étais gamin, je ne suivais pas trop ce qui se passait. Je sais que mon père jouait à ce moment-là. J’étais avec ma mère, au bord du terrain, avec d’autres gens, des femmes de joueurs, des amis, des inconnus. Beaucoup d’inconnus. Dans le souvenir que je reconstruis en même temps que j’écris, on était quelque part avant l’été, peut-être une belle journée de juin. Pendant que les darons jouaient, d’autres commençaient à lancer un barbecue. Ça rigolait fort, ça buvait sec. Pour occuper les gamins, de grands tonneaux en plastique avaient été dressés et remplis d’eau. On pouvait s’y baigner à deux ou trois gosses. Ça avait un avant-goût des vacances. On partait peu à l’époque, une semaine à l’été en général, guère plus. Sinon c’était la nourrice, les grands-parents ou le centre-aéré. Les parents étaient au début de leur carrière professionnelle, ils venaient d’acheter une maison, il fallait rembourser le prêt, faire des travaux… « Faudrait peut-être penser à sortir de l’eau » lança ma mère, inquiète, alors que l’air s’était rafraichi.
Le foot, c’était le truc de mon père. Il était fan de l’AS Saint-Étienne – normal quand on est né dans les années 50 et qu’on a vécu les grandes épopées des Verts dans les années 70 – passion qui s’est peu à peu estompée avec le temps, et le week-end, il allait jouer dans le club du coin. C’était pas un beau terrain, c’était pas du grand football, mais on y trouvait tout ce qui fait le sel de ce genre de moment : des copains, des émotions, du mouvement, des gueulantes, des retrouvailles, des chamailleries, la tape amicale à la fin du match, la douche qui fait du bien et qui lave autant les passions éreintantes du labeur ouvrier que l’effort consenti sur le champ de patates… C’est ça aussi le football champêtre : un moment convivial, où l’on se retrouve hors du temps salarié, de ses conventions et de sa hiérarchisation, avec l’impression d’être hors du temps tout court. On était au fond de la Seine-et-Marne et, à ce niveau de compétition, la défaite comme la victoire finissaient souvent par avoir le même goût : celui de la bière qu’on partage à la fin du match. Parfois on accompagnait mon père, mais c’était assez rare. J’avais l’impression que c’était un de ces moments « à lui », où il pouvait oublier l’usine, décompresser, retrouver ses amis, se dépenser.
J’étais peu réceptif. On m’avait inscrit au judo parce qu’une copine d’un village voisin y allait et qu’on pouvait ainsi mutualiser les déplacements avec sa mère. Ça marchait comme ça, il fallait se donner des coups de main pour que les enfants puissent jouir des petits plus de la vie : faire une activité sportive ça voulait dire sortir du village, aller dans la ville d’à côté, prendre la voiture, attendre les marmots une heure ou deux, revenir, ramener la copine, rentrer, faire à manger, les devoirs, dormir. À l’école primaire, jouer au foot était assez délicat : les cours d’école n’étaient pas vraiment adaptées à ça. Elles étaient trop petites ou alors se dressaient, au milieu, d’immenses arbres qui empêchaient la circulation du ballon en mousse. On préférait jouer à chat, aux billes. Et puis c’était l’époque des Pogs…
Le football est vraiment entré dans ma vie au collège. Les amis changent, l’espace et les activités des récréations aussi : chaque pause était l’occasion d’aller « tâter le cuir » avec les copains, de se mesurer le temps d’un quart d’heure à des garçons un peu plus vieux, de s’approprier les terrains et la cour. Je quittais mon école de village, petit cocon de ruralité clos sur lui-même, où le terrain de foot servait à allumer les feux de la Saint-Jean et était inondé la moitié de l’année à cause des crues de la Marne. Dans ce nouvel écrin scolaire, le terrain était le lieu où se faisaient et se défaisaient des amitiés, où des corps pubères se découvraient virils, où des bandes d’ados dépensaient le trop plein d’énergie qu’ils canalisaient toute la journée en salle de classe. Chaque année, le collège organisait des interclasses : j’en fus d’abord étranger. Je n’avais pas le niveau et l’équipe de ma classe était préemptée par des bourgeois qui se prenaient pour des caïds et qui faisaient régner leur loi sur cette institution honorifique. Mon niveau s’élevait certes au fur et à mesure des années, mais je restais trop approximatif dans mes courses, mes tirs et mes gestes pour prétendre à cette compétition. Ma chance fut de me retrouver, à partir de la 4e, dans une classe où nous n’étions que 6 puis 5 garçons. L’équipe était rapide à faire et je pus étaler durant quelques années, entre la fin du collège et le lycée, quelques talents de gardien de but, capable des plus grands exploits comme des meilleures gaffes. Bien que mal dotée, notre équipe ne fut jamais ridicule. Nous portions sur nous l’éternel fanion du « petit Poucet » capable de tenir tête à n’importe quelle équipe, au prix d’un improbable esprit de corps et d’une combativité sans commune mesure ou, moins glorieusement, celui de l’équipe qu’il était logique d’écraser, ce qui pourtant ne nous arriva jamais. Nous n’étions que 5 garçons, loin d’être les meilleurs, épaulés par une fille qui subissait les quolibets de nos adversaires quand bien même elle leur était parfois supérieure techniquement. Nous luttions parfois contre des armadas, dotées non seulement des meilleurs joueurs du collège, mais d’un banc capable de faire la différence là où nous ne pouvions effectuer aucun changement… Jamais nous ne gagnâmes ces interclasses, bien entendu. Mais nous étions capables de tenir tête, d’être suffisamment solidaire pour créer la sensation, renverser le pronostic, mettre en échec les meilleurs de notre catégorie d’âge, de sortir du terrain vaincus mais la tête haute. L’humble position qui était la notre, celle du « vaincu d’avance », nous évitait les sempiternels écueils des équipes trop bien fournies qui vous prennent de haut et qui croient le match déjà acquis. Notre combativité nous honorait, quoi qu’il advenait, et quelques « grosses » classes sont sorties rageuses d’avoir buté sur nous, d’avoir raté une qualification ou une première place parce que nous, les « nuls obligés de faire jouer une fille pour être assez nombreux sur le terrain », nous leur avions tenu la dragée haute. C’était notre « lutte des classes » en quelque sorte, et elle forgeait indubitablement des amitiés d’ado solides et fidèles.
J’ai onze ans en 98, lorsque la France gagne la Coupe du Monde pour la première fois de son histoire. C’était une affaire inattendue : les matchs amicaux avaient été laborieux et même si le tournoi se déroulait en France, les grands favoris brésiliens laissaient peu de doute sur l’issue du tournoi… Et pourtant… S’il y a bien une chose que l’on apprend en regardant le football, c’est que l’histoire n’est pas un récit couru d’avance. C’est une bêtise que de le dire, mais c’est tout de même la singularité de ce type de spectacle : le football est une pièce de théâtre en deux actes auxquels s’y adjoignent parfois un troisième voire un quatrième (prolongations et tirs au but), où les acteurs improvisent à partir des partitions qui leur ont été données, mais aussi en fonction du jeu des autres. Il y a une interaction permanente qui peut tout faire basculer d’un moment à l’autre, où toutes les contingences sont possibles et peuvent prendre des dimensions dramatiques sans commune mesure, comme être oubliées à jamais. Ainsi le choc entre Ronaldo et Barthez à la 30e minute de jeu, cristallisant une tension incommensurable alors que la France vient d’ouvrir le score, ou, à l’inverse, le carton rouge reçu à la 67e par Desailly alors que la France mène 2-0, carton qui aurait pu, en d’autres circonstances, changer radicalement la substance et l’issue du match… Tout le monde s’en serait souvenu si le Brésil avait alors refait son retard, la dramaturgie s’en serait vue complètement renversée et personne, ni spectateurs ni acteurs, n’auraient pu l’anticiper. C’est ainsi que va le football : il est une pièce d’improvisation toute entière saisie par cette esthétique de la contingence que dessinent ce que l’on appelle « les faits de jeu ».
J’ai eu le droit de regarder la finale, j’en ai un souvenir très vague, mais les innombrables reportages télés remettent facilement en tête les images de ces trois buts victorieux. Ce dont je me souviens bien, c’est d’avoir été envoyé dans ma chambre sitôt le match terminé. Il est tard, tu vas te coucher. Et alors que j’étais allongé, ronchon, j’entendais la famille tout entière débarquer pour fêter l’événement. Jusque tard dans la nuit, oncles, tantes, cousins et parents refaisaient le match, puis la vie, puis le monde, aux sons des éclats de rire et des éclats de voix, des bouchons qui sautent et des tintements de verres.
En 2000, l’AS Monaco est championne de France pour la 7e fois. C’est une révélation. À cet âge, de nombreux gamins se cherchent un club d’élection qu’ils pourront défendre dans la cour de récréation, donnant lieu à des empoignades, à des blagues ou à la création de petites communautés de supporters. Il y a différentes façons, je crois, de tomber amoureux d’un club. Il y a d’abord la terre, l’appartenance à un territoire, à une ville, à une nation, qui crée une affiliation identitaire. J’ai le souvenir d’un camarade de collège qui, bourguignon d’origine, supportait mordicus l’AJ Auxerre, à une époque où surgissaient sur la scène nationale les Cissé, Mexès, Kapo et autre Boumsong. C’était là son club de coeur, le club de sa région, son terroir. Pour ceux-là, la naissance, l’origine ou le lieu de vie déterminent l’attachement. Ces clubs ont un folklore, des rites, des légendes, des blessures qui se transmettent de génération en génération de supporters. Pour ce garçon, c’était le but de Laslandes contre Dortmund par exemple. Il y a aussi, comme mon père avec Saint-Étienne ou comme mes élèves avec le PSG ou Manchester City, des clubs d’élection. Parce que ce sont les plus forts de leur temps, ceux qui dominent, ceux qui marquent les esprits par leur jeu ou ceux qui disposent des joueurs stars que l’on adule. Ce fut aussi mon cas avec l’ASM. Club champion en titre, disposant d’un effectif brillant (Barthez, Trezeguet, Sagnol, Marquez, Lamouchi, Gallardo et j’en passe), fort d’une histoire et d’une aura européenne, il fut mon club élu.
Comme toutes les histoires affectives, celle-ci ne fut pourtant pas un long fleuve tranquille. Et c’est là, aussi, que la dramaturgie peut toucher au sublime. Car cet attachement électif vous fait vivre des émotions insensées, si bien qu’après vingt ans de soutien je peux presque dire que « j’ai tout vécu avec ce club ». Et c’est presque vrai… Le plus beau, d’abord, avec ce parcours incroyable en Ligue des Champions 2003-2004. C’est la troisième année de l’ère Didier Deschamps. La première a été un four monumental, couronné par une terrible quinzième place qui fait passer le club à deux doigts de la relégation. L’année qui suit, forte d’un renouvellement d’effectif important, voit l’équipe terminer à la deuxième place, meilleure attaque du championnat et donc qualifiée pour le tournoi suprême, celui-là même que les commanditaires de la Super Ligue veulent aujourd’hui faire disparaître (je vais y revenir…). Monaco ne fait pas partie des favoris, loin s’en faut, malgré l’arrivée sur le Rocher de la star espagnole Morientes en provenance du Real Madrid. Déjà parce que dans la poule de l’ASM figure une des équipes les plus redoutables d’Europe à l’époque, le Deportivo La Corogne. Autre épouvantail du groupe, le PSV Eindhoven était aussi un « sérieux client ». Pourtant, Monaco finira première de son groupe, livrant des matchs d’anthologie. Celui à domicile contre La Corogne restera à jamais dans ma mémoire. C’était une époque où une partie des matchs était diffusée « en clair » sur TF1 et l’autre partie du Canal+. Tous ceux qui ne pouvaient pas se payer un abonnement pouvaient quand même voir une partie des matchs. C’était l’arrivée, aussi, de la télévision dans ma chambre. J’étais devenu assez grand pour y avoir droit, et je pouvais ainsi passer mes mardis ou mercredis soirs devant des matchs rares mais intenses. Monaco-La Corogne n’était toutefois pas diffusé sur TF1, la première chaine lui préférait les matchs de Lyon, plus vendeurs. Je m’étais couché tôt et, dans la pénombre, j’écoutais le multiplex à la radio, sur SportFM. Nous avions perdu le match aller 1-0 en Galice, et j’avais peu d’espoir quant à notre capacité à percer la meilleure défense de Liga. C’est pourtant une nuit folle que j’ai vécu là, du premier but de Rothen, dès la 2e minute de jeu, au huitième, asséné par Cissé à la 67e. Je n’en revenais pas. J’avais l’impression que toutes les cinq minutes, le commentateur hurlait « but », à moitié hilare devant le spectacle grandiloquent, gargantuesque, fantasque auquel il était lui-même en train d’assister. De toute l’histoire de la Ligue des Champions, on n’avait pas vécu une telle orgie de buts : score final, 8-3. Face à l’une des meilleures équipes du moment. Un score d’un autre temps, improbable, impensable. Dans mon oreiller, j’avais passé la soirée à rire, à gigoter dans tous les sens, à m’esclaffer devant un tel scénario. Mon équipe rentrait dans l’histoire du football moderne. Elle s’affranchissait du sort qui lui était promis, posait sans le savoir, la pierre fondatrice d’une épopée qui la verrait sortir laborieusement le Lokomotiv Moscou, puis, avec un panache sidérant et dans des scénarios encore plus fous, les ogres du Real et de Chelsea, avant d’échouer en finale contre Porto, autre équipe que personne n’attendait ici. Des équipes que personnes n’attendaient, qui ont fait déjouer les plus grands, les monstres, les multiples vainqueurs de la « Coupe aux grandes oreilles », qui se sont invités à une table où personne ne leur avait réservé de siège, qui ont renversé cette table et ont mis sens dessus dessous les nantis qui se voudraient à jamais préservés de toute cette folie.
Et puis il y a eu le moins beau aussi, le pire même disons. Car après les fastes de l’Europe, il a fallu faire avec les affres de la redescente sur Terre. Et la chute peut-être longue et douloureuse. Pour l’ASM comme pour La Corogne, la tournure des événements fut compliquée : d’un côté, Monaco vit partir ses meilleurs éléments et ne réussit jamais à refonder un effectif solide. Si bien que les années de galère s’enchainèrent, finissant par envoyer le club en 2e division. La descente en Nationale (3e division) ne fut pas loin, avant qu’un magnat russe vint reprendre le club, histoire de dissimuler un peu son argent en paradis fiscal, obtenir la nationalité monégasque et se mettre à l’abris de Poutine… Aujourd’hui le club tutoie à nouveau les sommets du championnat national, après maintes péripéties, belles surprises et gestion crispante. De l’autre, La Corogne connut un parcours similaire, le club ne réussissant pas à faire jeu égal avec le Real, le Barça et Valence qui montaient alors en puissance jusqu’à ce que les deux premiers écrasent littéralement leur championnat. En 2011, le club tombe en 2e division, connaît quelques remontées et bataille aujourd’hui en 3e division… Triste, injuste ? Peut-être, mais telle est l’histoire d’un club et donc celle du football. Supporter c’est connaître des joies et des peines. Supporter c’est soutenir et c’est « souffrir avec », c’est connaître des colères noires, des désespoirs profonds et des épiphanies sublimes. C’est endosser les échecs et les prendre pour soi, dans un jeu d’identification symbiotique qui fait que l’équipe, c’est nous, et que nous, c’est l’équipe. Un plus onze. Un plus une institution, son passé, ses coins sombres, ses lueurs. Supporter c’est croire en l’impossible et, parfois, avoir la chance de le voir se réaliser. Supporter Preston North End FC, c’est vivre avec la gloire d’être le premier club anglais vainqueur du championnat (et donc le premier vainqueur d’un championnat de foot de toute l’histoire), végéter dans les limbes de la 2e division, et croire qu’un jour, peut-être, on retrouvera le lustre d’antan.
L’an 2000, c’est aussi l’épopée de Calais en Coupe de France. Obscur club de CFA, la 4e division, les petits gars du nord emmenés par Ladislas Lozano s’invitent en finale de la Coupe lors de laquelle ils s’inclinent contre le FC Nantes, puissant club de D1 à l’époque et futur champion de France (2001). Cette aventure en a fait rêver plus d’un. Parce qu’elle est là, la beauté du football, cette incroyable beauté de la contingence et de l’inattendu : là encore, le petit Poucet, ce moins que rien, ce scélérat qui essuie normalement les bancs dégueulasses des terrains de campagne les dimanches matin, vient tutoyer les grands, crâner sur la même estrade, les faire vaciller. Mais quel merveilleux vertige ! Le football permet cet étrange attachement : on peut prendre fait et cause pour le plus faible, lui souhaiter le meilleur, ne pas en avoir honte, et puis le voir réaliser l’impensable. La surprise, c’est l’autre composante de l’esthétique footballistique, intimement liée, bien évidemment, à la contingence. Parce que rien n’est écrit d’avance et parce qu’une infinité de paramètres est à prendre en compte, n’importe quel match peut livrer une issue inattendue. Les contingences permettent la réalisation d’une surprise qui engendre l’exploit. Et quel plus beau message délivrer à toutes celles et tous ceux qui se sont toujours vus écrasés par leur statut, écrasés par le poids du monde, à tous les sans-dents qui les lustres vraiment, les bancs dégueulasses des terrains de campagne, que si, c’est possible, les montagnes peuvent être renversées, les ordres établis peuvent prendre fin, les règnes peuvent s’effondrer et laisser place à autre chose, rebattre les cartes, ouvrir le champ des possibles ! Aussi triste soit-elle pour elles, la défaite des Lyonnaises en quart de finale de la Ligue des Champions féminine, après une domination sans partage et cinq victoires de rang dans cette compétition, ouvre des opportunités, du nouveau, de l’incertain. Le foot c’est aussi et ultimement ça : une esthétique des possibles.
Voilà. Tout ça donc pour porter la critique – une de plus – et monter au créneau contre cette Super Ligue qui vient d’être annoncée. Parce qu’il me semble que c’est en parlant de ces vécus de supporter que l’on met les doigts partout où cette créature fait mal. Qu’on reprenne brièvement : cette Super Ligue serait un championnat quasi-fermé, réunissant des clubs aujourd’hui (et le aujourd’hui est important) prestigieux et puissants économiquement, afin de sécuriser des rentrées d’argent toujours plus importantes et, disent-ils, générer plus de matchs de haut niveau. Quinze équipes seraient là de façon permanente, cinq seraient invitées chaque année. Les matchs se dérouleraient en semaine (sur les créneaux habituels de l’actuelle Ligue des Champions défendues par l’UEFA) et les clubs participants espéreraient bien continuer à jouer dans leurs championnats nationaux respectifs le week-end. Le beurre et l’argent du beurre comme on dit.
Ceux qui ont penser un tel projet se posent en rupture totale avec l’histoire populaire et institutionnelle du football européen tel qu’il s’est bâti depuis la mise en place des premiers championnats nationaux professionnels (en 1888 en Angleterre, tandis qu’en 1892 y apparaît le système de promotion/relégation ; en 1932 en France) et la création de la Coupe des Clubs Champions en 1955, et tentent d’importer le modèle américain de ligue fermée, comme en MLS ou en NBA. Or le football européen n’est pas le basket et n’est pas non plus le soccer américain. Lorsque la MLS est créée en 1993, elle prend la suite de la NASL qui était déjà une ligue fermée, créée en 1967 et qui a fait faillite en 1984. Le sport américain est traditionnellement organisé autour de ce système de ligue fermée, dans lequel une franchise paye une licence pour participer. Il n’y a pas de promotion ou de descente, les clubs sont inscrits ou ne le sont pas, ils peuvent disparaître en fonction des aléas économiques (comme c’est le cas également pour les clubs européens). La première différence fondamentale est donc une différence d’échelle : la MLS est un championnat national fermé, qui contient trois franchises canadiennes, ce qui s’explique par l’incapacité du football canadien à se structurer de manière pérenne et nationale, là où la Super Ligue serait un championnat continental, semi-ouvert et dont les règles d’ouverture sont pour l’heure inconnue. Cinq équipes pourraient l’intégrer chaque année, sans certitude d’y rester l’année suivante, sans la possibilité donc de pérenniser un modèle économique. Sans que n’existe non plus l’incarnation de « l’idéal sportif » et de « l’idéal européen » que portent la Ligue des Champions actuelle (qui a bien des défauts, et pas des moindres, si vous voulez mon avis…) : une participation au mérite (être le meilleur dans son championnat national) et une représentativité de l’ensemble des fédérations en fonction des résultats de leurs clubs sur la scène européenne. Depuis le milieu des années 90, cette Ligue des Champions subit de multiples réformes jusqu’à celle qui vient d’être votée par l’UEFA, réformes en faveur des clubs les plus puissants, leur garantissant un nombre de places de plus en plus élevé, réduisant les incertitudes aux dépens des clubs des petites fédérations. Car c’est bien cela que le capitalisme sportif a en horreur : l’incertitude. Et dans une ligue fermée, que vous gagnez ou que vous perdiez, vous ne perdez pas.
Ceux qui ont pensé un tel projet ignorent totalement la dimension populaire du football et les mécanismes de solidarité entre monde professionnel et monde amateur, ou entre équipes qui jouent les compétitions européennes et celles qui ne les jouent pas. Le football professionnel se nourrit des joueurs formés par les clubs amateurs ou semi-pro. Il se nourrit aussi des championnats dits « mineurs », ceux des « petits pays » qui n’ont pas la puissance financière ou la structuration nécessaires pour pouvoir jouer les premiers rôles sur la scène européenne. Une ligue fermée telle qu’elle est aujourd’hui proposée remettrait en cause la redistribution des profits des grandes compétitions européennes mais aussi la structuration financière des championnats nationaux car elle effacerait l’intérêt de l’échelon national et de tous les échelons inférieurs en réalité : lorsque l’on est supporter d’un club, aussi petit soit-il, on espère toujours le voir atteindre les cimes les plus hautes (la finale de la Ligue des Champions pour Monaco, la finale de la Coupe de France pour Calais…). Quid d’une compétition qui resterait, à jamais, inaccessible ? Et quid de championnats nationaux dans lesquels ces mastodontes de la Super Ligue pourraient encore jouer ? En se gorgeant de l’argent de leur ligue privée, ils écraseraient certainement leur championnat national et se gorgeraient, aussi, de l’argent de celui-ci. Ils seraient gagnants sur tous les tableaux, là où les autres clubs seraient perdants partout.
Ceux qui ont pensé un tel projet l’ont pensé contre les joueurs et contre les supporters. Contre les joueurs car ce sont les premiers que l’UEFA a prévu de sanctionner si une telle Ligue était mise en place. Or les joueurs n’ont rien demandé et, à voir les premières réactions sur internet, sont plutôt contre cette idée de Super Ligue. Contre les supporters, je viens de le montrer dans le paragraphe précédent et là encore, les multiples réactions de groupes de supporters à travers toute l’Europe viennent appuyer ce point. Les 12 sécessionnistes s’appuient pourtant sur une étude statistique qui montrerait que les fans seraient favorables à une telle Super Ligue. Mais qui ont-ils interrogé ? Ils ont interrogé les fans du Real, de Dortmund, d’Arsenal, du PSG ou du Milan AC, leur demandant si une ligue fermée dans laquelle leur club figurerait leur plairait. Sont-ils allés demander aux fans du RB Salzbourg, du FC Copenhague, du Rapid Bucarest, de Derry City, du Birkirkara FC ou du NK Maribor ? Et à celles et ceux qui aiment le foot sans être supporters ? Non. Et cette ignorance de la pluralité des publics et la négligence de ceux des « petites nations » du football pourrait bien se retourner contre ces géants. Il n’est pas sûr, d’ailleurs, que les socios du FC Barcelone ou du Real Madrid approuvent l’entrée de leur club dans une telle structure privée… Ce qui serait le camouflet ultime pour de tels clubs, à l’initiative de la manoeuvre.
Non, ceux qui ont pensé ce projet, de l’aveu même du président du Barça, l’ont pensé pour l’argent et parce qu’ils défendent une valeur en inadéquation totale avec celles du sport : la sécurité. Ou plutôt, la sécurisation et la privatisation des profits contre les enjeux sportifs. Or, dans des championnats ouverts, où règnent les contingences et les possibles, une telle sécurisation est impossible. Parce que l’inattendu peut venir dérober la place qui vous était promise. Parce que l’APOEL Nicosie peut se hisser en quart de finale de la Ligue des Champions en 2012. Parce que Porto et Monaco peuvent s’affronter en finale de la plus grande compétition européenne en 2004. Parce que Feyenoord, le Steaua Bucarest, le Celtic, le Panathinaïkos, Valence ou Malmö doivent pouvoir continuer à jouer les troubles fêtes. J’ai insisté plus haut sur l’importance du aujourd’hui lorsque j’ai parlé des clubs puissants. C’est une observation historique simple : s’il y a des constances, des clubs qui durent, des clubs qui s’installent sur le très long terme (pensons au Real, aux deux clubs de Glasgow en Écosse ou au Dynamo Kiev en Ukraine), il y a des ruptures et des circulations. Si bien qu’un club qui domine une époque, le Skonto Riga en Lettonie (champion de 1992 à 2004 avant de disparaître purement et simplement, en 2016), le Lyon des années 2000 en France ou le Real des années 50 en Europe, peut se voir déclasser par l’émergence d’un autre, de plusieurs autres. Vouloir sanctuariser le pré-carré d’un tout petit nombre de clubs qui aujourd’hui sont dominants, est un contresens sportif, qui nie les dynamiques propres au football. Car à quoi est due la puissance de Manchester City aujourd’hui ? À son histoire nationale ? City a gagné 6 fois le championnat anglais, autant que Sunderland, moins qu’Aston Villa… À son riche palmarès européen ? City n’a gagné qu’un seul titre européen, une Coupe des vainqueurs de coupe en 1970, soit autant que le Dynamo Tbilissi (1981) ou le FC Malines (1988)… Et pourquoi Arsenal ? Pour ses performances en championnat ? Le club n’a plus figuré dans le trio de tête depuis 2016 et est actuellement 9e de Premier League… Qu’est-ce qui justifie alors leur position de privilégié dans cette Ligue fermée ? Tout simplement, le fait d’être déjà des clubs richissimes, aux mains de propriétaires richissimes.
Des clubs richissimes qui refusent de céder leur place. Car si on y regarde de plus prêt, ces clubs sont à l’orée de leur effondrement. Ils ont dépensé sans compter, ils se sont endettés plus qu’il n’est permis, refusant de toutes les manières possibles le Fair Play Financier que l’UEFA avait voulu mettre en place et se refusant, aujourd’hui à se serrer la ceinture, à renoncer à leur train de vie luxueux, de peur d’être déclassés, relégués, bannis, dissouts. Comme le dit le copain Nicolas, ce sont des clubs aux abois qui ne veulent pas « sauver le football », mais sauver leur peau, la peau des clubs de leur « classe », et qu’importe que les petits disparaissent si eux ont pu se sauver. Ils sont comme ces magnats de la Silicon Valley qui plutôt que d’agir pour réduire les inégalités sociales à l’échelle mondiale, se rêvent une vie sans inégalités, entre riches, sur des îles flottantes au milieu du Pacifique. Et tant pis pour les pauvres…
Par cette proposition émanant des clubs les plus nantis, qui doivent leur statut en partie à la Ligue des Champions qu’ils essaient aujourd’hui d’enterrer, le football capitaliste contemporain fait la démonstration totale que les seuls qui cherchent à faire sécession, ici comme dans tous les domaines de la vie d’ailleurs, ce sont toujours les plus riches.
Merci à Vivien Sica pour avoir accepté de partager ce texte sur Football Campagne
Photos par Jérémie Roturier